lundi 17 novembre 2014

Justice et ressentiment La marque du sacré chapitre 5 Jean Pierre Dupuy

Et ici, la somme des chapitres...
l'économie théorique et la pensée politique allant avec ne voient pas la menace pour les sociétés du mouvement exponentielle de la concurrence et des passions destructrices.

Le désenchantement du monde (ou désacralisation) est due à l'érosion par le message évangélique des structures religieuses primitives qui étaient aussi des barrières au déchainement du désir mimétique. En cessant de croire aux sorcières, la science s'épanouit et inverse la causalité en attribuant tout à la marche de la raison. Le temps des rites fait place au travail et à l'économie. 
Le débridement des vices (avant limités par les interdits) privés et des passions envieuses ne permettent peut-être pas le bonheur mais la richesse. Le déchainement a des cotés positifs mais a d'autres effets ravageurs notamment sur la santé mentale, le ressentiment domine le monde... L'économie devient l'essence de la modernité, elle se prononce sur la justice sociale. Inversement la philosophie morale moderne ne voit pas qu'elle est prise par les concepts de la théorie économique. Elle se base sur la rationalité instrumentale.
Les théories de la justice de ce style s'inscrivent dans l'arrière fond du christianisme et de l'injonction de se placer du point de vue des petits, des victimes. Ces théories veulent fonder cette injonction sur leurs tautologies logiques, elles reposent sur ce qu'elles veulent démontrer géométriquement. Aveuglement qui les rendent fragiles aux passions destructrices tributaires d'un phénomène religieux auxquels elles n'ont pas accès : le retrait du sacré. C'est dans le domaine de l'économie que cet aveuglement a les pires effets.

1 La justice n'est pas réductible à la logique.

Avant, les institutions savaient créer de la distance, désormais cette institution est la richesse, elle est désirée, comme l'a vu Smith par ce qu'elle concentre la sympathie, l'envie. En pensant à l'injustice, il faut penser au triangle. Or la pensée économique ne pense que le lien sujet --> objet. Cette pensée espère atteindre une société où plus personne n'envie quiconque en prenant des méthodes "scientifiques". Equité = construction de normes éthiques mais elle ne vient pas des analyses des passions humaines. C'est la raison qui blesse un état d'équité. Les sociétés inventent des moyens symboliques qui facilitent la dissimulation des passions comme les règles éthiques. L'indignation morale, aussi, peut être l'expression de l'envie (puritanisme). Cette théorie ne s'intéresse pas au personnes mais au statut et de distribution de richesse.

2 Inégalités sociales et humiliation
Pour contenir les passions de l'inégalité, les théories modernes font des contorsions. Il y a 4 dispositifs symboliques pour que les relations de supériorité ne soit pas humiliante. Ce sont les remparts contre la menace redoutable du ressentiment.

-La hiérarchie
C'est, selon Louis Dumont, La forme sociale des sociétés archaïques. Conception holiste où le tout est un élément supérieur. Le haut n'a de sens que selon cette idéologie, pas de supériorité individuelle. Par exemple la monarchie héréditaire ne se pose pas la question de la qualité de la famille, elle est faite pour en dispenser la société. Le but est toujours d'éviter la mise en concurrence des valeurs individuelles. Dans anciennes sociétés, toute ascension sociale n'est accepté que si on peut l'expliquer par l'aléa ou par la protection de réseau de relations.
-La démystification (Bourdieu)
Elle joue le rôle que jouait la hiérarchie dans le passé. Elle permet d'éviter d'avoir à attribuer au mérite les situations favorables de chacun. On démystifie les valeurs méritocratiques en révélant la transmutation de l'héritage social en grâce individuelle. Le démystificateur devrait n'éprouver aucune admiration pour ceux qui dominent le paysage économique et sociale. Malgré leur discernement de ces ordres, leur gout du social et de la remise en cause est pleinement concurrentielle.
-La contingence (Rawles)

Ou loterie des conditions, les principales théories de la justice comme celle de Rawles sont aussi anti méritocratiques. Les inégalités sont admises que dans la mesures où elles maximisent la situation des plus mal lotis. On rémunérera les talents non pour raison morale mais pour avoir accru le bien être des malheureux. Il entend ainsi neutraliser la loterie naturelle et sociale.
Il existe trois points : A La justice implique une corrélation positive entre talents et efforts et avec parts de la richesse sociale afin que le lot le plus faible soit le plus grand possible. B On n'a aucun mérite à ces talents et efforts. C Donc corrélation parts/talents ne traduit pas un principe méritocratique. Les gens "d'en bas" ne peuvent donc pas en vouloir à ceux d'en haut et devraient même les remercier de n'être pas plus bas. Cela pourrait marcher si tout le monde acceptait que le mérite ne joue aucun rôle. Mais cela est impossible dans un univers concurrentiel. Les gagnants ne veulent pas qu'on les prive de leur prestige ni les perdants de leurs tourments.

-La complexité (Hayek)
Dupuy note la différence entre Walras et Hayek sur la notion de main invisible, composition harmonieuse des comportements ne visant pas l'intérêt commun pour le premier, pour le second, il s'agit plutôt de l'autoorganisation de la termitière. (Imitation plutôt qu'instinct) Tout est comportement individuel puis sélection naturelle éliminant ce qui doit être. Hayek critique alors les politiques sociales car elles sont aveugles, on ne dicte pas à un ordre spontané sa direction. C'est la complexité sociale. Seul un marché peut décider d'une valeur, on ne peut l'anticiper. Hayek comprend que le marché concurrentiel peut exacerber les passions, seul compte l'échec ou le succès. Le remède Hayek la cherche dans le plus vieux recours traditionnel : l'appel à l'extériorité : c'est la "complexité", la dynamique sociale. "On supporte plus aisément l'inégalité, elle affecte moins la dignité, si elle résulte de l'influence de forces impersonnelles, que lorsqu'on la sait provoquée à dessein"
Comme chez Rawles, tout cela marche si on est d'accord avec le philosophe sur l’extériorité. Or, comment ne pas douter ??? L'ordre du marché ne nous enferme-t-il pas dans des impasses.
 
3 Pour un abord anthropologique et politique de la question des inégalités.
-La violence des ressentiments.
Le tragique de notre monde nous doit faire réfléchir sur la violence des passions et refuser les idéologies et la vision économique du monde. Le ressentiment mondial ne doit pas tourner en violence mondiale. Arrêtons de jouer à la géométrie morale cachant mal sa rationalité religieuse.

L'amour propre est force de destruction. Il y a, alors, croisement des regards : l'invidia. L'envie et la jalousie se polarisent sur l'obstacle et élimine toute force de rationalité. La bonne société est celle qui rétablit la transcendance de l'amour de soi (volonté générale). L'obstacle est un autre dont le désir identique au notre se dresse entre nous et l'objet. La passion nait car le rapport à autrui oblitère le rapport à l'objet. La vision éco ne voyant que rapport entre sujets et objet est condamnée à rester aveugle aux passions.

Revoyons ce qu'est l'intérêt : inter esse pour Arendt, c'est ce qui rassemble mais qui empêche de tomber les uns sur les autres. Vivre ensemble dans le monde c'est dire essentiellement qu'un monde d'objet se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s'assoient autour d'elle ; le monde, comme tout entre deux, relie et sépare en même temps les hommes." Le ressentiment est la forme ultime du mal. Lorsque aucun intérêt pour le monde ne se tient plus entre les êtres pour les empêcher de tomber les uns sur les autres... " Sans médiation, c'est alors la mêlée, plus d'intérêt propre et d'intérêt commun.
La tache aveugle de Bourdieu et de ces pensées de l'économie est de ne pas pouvoir imaginer la possibilité de ne plus y avoir d’intérêt, plus de commun, ils n'imaginent pas l'anomie... Dangereuse naïveté.

-la sacralisation de la victime

Celui qui se juge en situation d'infériorité se pose en victime, or dans notre monde la victime est sacrée. La sacralisation des victimes est l'obstacle majeur ! L'universalisation du souci de la victime montre l'unité de notre planète. Mais on a pu massacrer au nom des victimes. On se bat même pour être la victime. Morale d'esclave du christianisme dit Nietzsche. Mais c'est un christianisme corrompu.

Bref, traiter l'inégalité avec la théorie de justice donnant un poids trop grand dans la victimisation, c'est aller dans le sens inverse de ce qu'il faut faire : ne plus se rendre complice de la sacralisation de la victime.

-Sortir du modèle victimaire.
Les pauvres acceptent que les riches soient riches mais pas que ceux ci les humilient. Quand vient l'humiliation, vient aussi le statut commode de la victime. La négociation devient impossible. Dans la justice victimaire, le persécuteur est sommé de rétribuer sa victime pour le ressentiment vécu. Il faut pour en sortir retrouver l'égalité morale.
Or les théories de la justice pensent que la société juste saurait se couper du ressentiment. Ils ne voient pas que c'est dans une société s'affichant juste que ceux qui s'y trouveraient en situation d'infériorité ne pourraient qu'éprouver du ressentiment. La géométrie morale ne vainc pas l'envie. Elle nous illusionne et nous éloigne des solutions. Comment minimiser ou réduire les effets du ressentiment ? Les canaliser vers formes bénignes ? 


L'emprise de l'économie sur sociétés modernes ne fait qu'un avec le retrait du sacré qui les constitue, concomitant d'un déchainement de concurrence et des passions toujours plus forte...

Paradoxe : l'économie théorique et la pensée politique allant avec  ne voient pas la menace pour les sociétés du mouvement exponentielle de la concurrence et des passions destructrices. La concurrence est "pure et parfaite". Il suffit de s'échanger des marchandises pour faire société efficace et pacifiée. Cette utopie en forme de cauchemar est peut être le prix à payer par une société désormais dépourvue des protections que le sacré lui assurait. L'économie, à la fois réalité et pensée, occupe en creux la place du sacré. Elle en est la marque suprême.


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