jeudi 26 septembre 2013

Manent contre Girard

Voici un texte du célèbre Pierre Manent, philosophe disciple de Raymond Aron. Il est chrétien et libéral et développe une pensée politique très respectée. Il écrit ici dans la revue commentaires au début des années 80 sur René Girard, surtout en réaction à la sortie du dernier livre de l'époque, "le bouc-émissaire".

Commençons par le résumé



René Girard est pour Pierre Manent un grand espoir déçu. Un talent gâché qui a du mal à supporter la contradiction alors qu'il pense avoir trouvé la vérité.
Au départ Manent se concentre sur le dernier livre écrit à l'époque par Girard et qui résume une habitude que Manent conteste. A partir des textes de persécutions comme ceux de Guillaume de Machault où l'homme moderne distingue la persécution mal camouflée derrière le récit d'accusations, Girard a transporté cette méthode sur les textes ethnologiques. En trouvant les clichés de persécution, nous pourrions lire finalement le récit maquillé d'un meurtre. Girard invite à réaliser cette démarche moderne pour les mythes et tous les récits afin d'y retrouver les crises d’indifférenciation, l'imputation de la catastrophe sur un bouc-émissaire et ainsi par là trouver le rapport, encore jamais perçu entre persécution collective et la culture. La mythologie ne serait alors que la communication d'un sacrifice réel mais caché car écrit par les persécuteurs. Ensuite, l’Évangile témoignerait du point de vue du persécuté, ce qui ferait sa principale différence. Manent s'oppose à cette démarche, car la reconnaissance d'un cliché est un savoir pauvre dont la chasse dans les textes du passé ne ferait que les appauvrir. Un stéréotype demeure un stéréotype. La proposition de Girard est absurde et au mieux, donc, un appauvrissement, la forme mythique et dramatique ne serait qu'un emballage.

Manent se demande comment Girard en est venu à cette extrémité. il en profite pour dessiner un résumé de sa thèse et vient la contredire par trois bouts différents.

Thèse de Girard
Manent souligne son accord avec le désir mimétique tel que Girard a pu le définir dans Mensonge romantique et vérité romanesque. L'individu est victime de sa croyance en son autonomie. Sans médiation claire et haute, l'individu prend modèle sur ses plus proches, il se transforment tous en obstacle susceptible de violence. Girard à la suite de Tocqueville décrit la psychologie de l'homme démocratique. Manent regrette que Girard n'ait pas creusé plus l'histoire des sociétés et de leur médiateur transcendant ou alors préciser la nature du désir.
René Girard a en effet rencontré Freud et Lévy-Strauss sur son chemin. il pense les avoir vaincu sur leur terrain. Le complexe d’œdipe est seulement un signe d'indifférenciation et un exemple historique de la tendance à la remise en cause paternelle. A coté de cela, la circulation des femmes n'a pas pour origine des règles affirmatives. Ambitieux, il annonce sa théorie du sacré "contenant" la violence, le sacré est le support de toutes les différences culturelles mais le christianisme dénonce cette béquille du sacrifice victimaire et empêche petit à petit les hommes de se servir de celle-ci en en dévoilant la violence.

Cette thèse est fausse selon Manent pour trois raisons

1 Piège d'une théorie de la culture
Girard propose une théorie de la culture. (Girard est méfiant de tout sauf de lui-même) Il existe, pour lui, un chemin vers l'hominisation constitutif du chemin vers le sacré de l'homme et de libération chrétienne. Mais c'est une théorie qui présuppose l'homme qu'elle voudrait déduire. Puis toute tentative d'une théorie de la culture est contradictoire et recherche à s'enfuir de la nature ou de Dieu.

2 Théorie pseudo démystificatrice
Girard s'inscrit dans la ligne des maîtres du soupçon. Mais d'une certaine manière, on ne sort jamais du soupçon. La désaliénation de l'homme signifie toujours son abolition. Pour Manent, Girard se rapproche, parmi ses maîtres, de Machiavel. Celui-ci sait que la violence est constitutive de la fondation de la cité. Il continue et affirme qu'il faut veiller à préserver ce bénéfice et empêcher les hommes à détruire celui-ci par la non-violence intempestive du Christianisme qui tendrait à détruire les conditions même de leur humanité.
Les sacralisations seraient plus savantes que la science réaliste. Girard met un signe positif là où Machiavel met un signe négatif. Manent penche pour Machiavel :

Si la "culture" humaine est fondée essentiellement sur la violence, alors le christianisme ne peut rien apporter d'autre que la destruction de l'humanité sous les apparences fallacieuses de la non-violence.

3 Un christianisme de ténèbres.
Girard connaîtrait mieux le catholicisme que la foule des théologiens et fidèles le précédant...
Le christianisme de Girard serait une révélation de la violence des hommes et leur nature mauvaise, non par péché mais par elle-même. Girard réduit le péché à la violence. Cela devient un manichéisme pourvu de la neutralité axiologique des sciences humaines. La grâce détruit la nature, elle ne fait que l'humilier en leur montrant les ténèbres qui ne font que l'entourer.

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Ce texte est passionnant et est l'expression d'un homme passionné et surement un peu en colère.
Mais, nous avons l'impression de lire un texte qui réfuterait Girard par l'absence ou la minoration du politique dans une thèse de sciences sociales. C'est ce qui ressort de l'introduction du texte contre les stéréotypes. Il reproche à cette chasse aux stéréotypes un appauvrissement des textes ethnologiques. Peut on affirmer, au contraire que Girard met en avant la dimension sacrificielle au cœur des préoccupations des textes anciens et explique tel Durkheim, combien tout le reste des science sociales découlent de celle-ci. Pourquoi se priver de la source et de dire d'elle qu'elle n'explique rien. Cette recherche de stéréotypes ne vient elle pas d'un souci des victimes cachées depuis la fondation du monde ? La politique n'est elle pas descendante de la religion ?

Sur l'impossibilité d'une théorie de la culture, Il me semble que Manent enferme Girard dans une renonciation de la nature humaine qui ne ressemble pas à la tentative de Girard de comprendre l'humain et la manière propre à l'humanité de fonder la culture.

Son argument machiavelien est par contre très intéressant. Girard semble y répondre avec le livre Achevez Clausewitz. Ce qui disqualifiait le christianisme devient son objet de gloire. Ce qui devait être tu pour le bien des hommes et la survie de leur société devient l'argument de sa force. N'y a t-il pas plus de sagesse chez ceux qui ne révélerait pas la violence de la fondation ? Girard répond que le christianisme est apocalyptique et met en danger la paix des sociétés fondées sur la violence pour les conduire vers la préparation du royaume de Dieu. Girard renvoie la politique (Girard aurait dit dans une conférence COV&R, que politiquement, il était athée...) comme conséquence du religieux et donc ne le met pas comme alpha et omega de la réflexion humaine. Ce qui est fou pour le monde est la sagesse de Dieu. De plus, la révélation est lancée, qui peut vraisemblablement la cacher éternellement. On sent que Manent oppose Machiavel à Girard sans croire fondamentalement l'observation commune de ces deux penseurs. Cela peut présenter Manent comme très distant envers le thème de la violence.

Enfin et en conséquence du second argument, Manent pense que Girard est un chrétien hérétique. Il confond le péché avec la violence. La nature humaine est mauvaise sans pouvoir vraiment y résister. La gràce de Dieu est écrasante.
Il est vrai que Girard donne une place très forte à la violence mais il la voit comme la conséquence naturelle du péché. Il me semble que pour lui le désir mimétique est le signe de la nature humaine, il est ce qui permet une rencontre avec son créateur, le remercier et lui permet d'établir une relation gracieuse avec lui. Le péché originel devient la perversion de ce désir mimétique. Girard a dit que la violence veut imiter l'amour de Dieu (Je recherche la référence, je ne la trouve plus pardonnez moi pour l'oubli temporaire...). Ainsi nous pouvons voir à quel point la perception de Girard permet de continuer à voir la grâce de Dieu comme guérissante et réalisatrice. Il n'y a plus de gnose, manichéisme, ni de culpabilité humaine, ni de nature humaine mauvaise mais une nature humaine pervertie qui attend sa guérison, sa lucidité et le chemin du plein retour de la communion avec le créateur.

On peut penser que le dernier livre de Girard, Achever Clausewitz, est une réponse à Manent et à Aron. Tout comme cette vidéo.





Plus tard, Manent a développé sa critique. Girard ne permet pas de penser la subtilité des régimes politiques, il en deviendrait dangereux... Interesting et à développer aussi...

Pour continuer la question, je chercherai à me procurer ce livre qui semble attaquer toutes ces questions.


Sur Machiavel, à lire ceci et cela

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