dimanche 26 mai 2013

Avons-nous besoin d'un bouc-émissaire ? Schwager

Girard a très souvent cité Raymund Schwager.  Le citant souvent comme co-fondateur de la théorie mimétique.(exemple dans cette interview) Compagnon de travail lui faisant "renier" une partie de son livre "Des choses cachées depuis la fondation du monde" sur une interprétation non orthodoxe de l’épître aux hébreux et sur l'acceptation du terme de sacrifice pour Jésus.
Son livre le plus célèbre est celui-ci. En voici une fiche de lecture et quelques extraits qui me furent marquants. J’espère vous faire ainsi partager la lumière de ce beau livre qui me semble tellement nécessaire à chacun. La postface de Girard viendra plus tard dans le temps.
Après un résumé des théories girardiennes, Schwager s'évertuera à montrer ensuite la cohérence de celle-ci par l'unité qu'elles provoquent entre l'Ancien et le Nouveau Testament tout en éclairant d'une lumière aussi nouvelle que traditionnelle le mystère de la rédemption du Christ.
Accepterons nous l'importance du phénomène du bouc-émissaire dans nos vies ?


En introduction, Schwager dit combien l'oeuvre de Girard est importante pour la théologie Chrétienne. Il le dit en 78 après "la violence et le sacré" mais avant "de ces choses cachées depuis la fondation du monde". Le travail de ce livre est de montrer la déflagration que permet Girard dans l'environnement de la théologie qui s'est un peu égarée selon Schwager et s’éloigne de l'essentiel.
Le livre est en trois parties. Un résumé original et protecteur très convainquant des théories girardiennes, une lecture de l'ancien testament à partir de celles-ci puis la confrontation de cette lecture avec le nouveau testament avec pour objectif une interprétation synthétique de l'ancien et du nouveau testament.

I René Girard : La violence et le sacré.
Schwager appuie sur 4 points principaux pour présenter les théories de René Girard

L'importance de la violence et du sacrifice dans les sociétés humaines.
 En quoi la violence est la menace de tout groupe humain, comment le sacrifice et les tabous sont les médicaments et les poisons de celle-ci. La colère et non la sexualité comme dernier ressorts des actes humains.
La mimesis.
Aidé d'exemples dostoievskiens, Schwager montre comment Girard découvre la carence ontologique des hommes. La souffrance de ne pas être Dieu et de voir l'autre comme barrière à ce désir. Il détient la plénitude de l'être et me montre mon insuffisance fondamentale. On peut à la rigueur désirer que les autres nous prennent pour une idole. Mais cette blessure partagée conduit les désirs humains à se confronter et à devenir rivaux ainsi qu'à généraliser dans la communauté la violence. Le sacré est une protection existentielle à la communauté.
Le bouc émissaire
Le Bouc-émissaire est la victime innocente que la communauté croit vraiment coupable. Sacrifiée, elle redonnera la paix et se révélera souvent comme  le dieu de la religion sacrée.
Enfin Schwager défend la théorie contre certaines objections.
Freud à qui la sexualité dissimule la nature du désir. L'attention de Girard à la scientificité de ses recherches. Même par la révélation de la violence au plus intime  des communautés, il permet de voir l'angle mort, le point noir de toute recherche scientifique. Girard est aussi confronté à Hegel, quête de l'universalité et intuition de la violence dans les relations humaines. Pour Hegel, la conscience conduit à la vertu par la disposition au bien de la marche du monde (et par sa ruse). Mais Hegel tout en s'en approchant rate la nature mimétique du désir et le bouc-émissaire.

Tout sacré peut être vu dans une perspective sociale et intersubjective. Alors le véritable religieux n'est-il pas dans cette révélation que Girard voit dans la Bible ? Schwager poursuit la démonstration.

II Ancien Testament : du Dieu de la vengeance au Dieu de la paix


La violence est un thème central de l'ancien testament. Dans un schéma progressif, Schwager convainc à montrer que l'ancien testament est un chemin broussailleux vers la sortie du monde sacré de la violence. Il y a des retours en arrière, des pièges, des découvertes. Il n'y a pas de chemin clair, la représentation est partielle. Mais toute violence divine se révèle être transmise par des intermédiaires et puis petit à petit, de plus en plus clairement, toute violence est humaine. Le lien est toujours réalisé entre mimésis humaine et intervention de la violence divine.


La répulsion que Dieu communique des sacrifices dans Isaïe en est un autre signe. L'intuition girardienne nous permet de lire différemment aussi l'histoire d'Abel et Caïn.
P148 Le texte montre que c’est celui dont le sacrifice n’a pas rempli sa fonction qui est devenu un meurtrier. Ce n’est pas parce que Caïn était mauvais que son offrande a été écarté ; c’est parce que son offrande n’a pas atteint le but souhaité qu’il est devenu rival et meurtrier. Les textes vétérotestamentaires considèrent – en adéquation exacte avec la théorie de Girard- les sacrifices sous un double éclairage. D’un coté, certaines assertions indiquent que la violence surgit là où les sacrifices ne fonctionnent plus correctement. D’un autre coté, à cause justement d’une vue plus pénétrante de l’essence de la violence, l’inefficacité des sacrifices à débarrasser la communauté du mal est reconnue. Caïn a versé le sang car son offrande n’a pas été agréée.
Mais au delà de cette science du sacrifice, Dieu révèle sous son nom, une relation de confiance et de paix qui est exportable dans la société. Au contraire, tout homme ne lui faisant pas confiance se met à portée de la violence et du meurtre. La foi chrétienne pense notamment que le dénominateur commun de l'ancien testament se trouve dans Jésus, ainsi devant les mouvement disparate dans la révélation de la violence dans l'ancien testament ne trouve son ordre et sa clarté que dans l'enseignement et la vie du Christ.

III  Jésus, Bouc-émissaire du monde
Girard pense que sa théorie est déjà là toute offerte dans les Évangiles  A sa suite, Schwager le montre par l'importance de la parabole de la pierre d'angle (Luc 20 ; sa "clef herméneutique"). Signe de l'importance de la violence et de l'incapacité humaine à la voir comme fondatrice. Ensuite, Schwager expose des propos que je trouve très ambitieux. il pousse radicalement le lien entre péché, meurtre, mensonge et méconnaissance de l'homme de les pratiquer. La volonté de tuer et de mentir est le coeur du péché enfoui en l'homme pour son malheur  et c'est la cible de Jésus. Comment lutter contre cet aveuglement et cet entêtement humain ?
Schwager ensuite démontre en quoi Jésus est un bouc-émissaire et en quoi ce thème est central dans les Evangiles. Pour Schwager, derrière tous les boucs émissaires, Dieu est visé, il est donc normal qu'il y ait été vu dans le passé un signe de Dieu dans les boucs émissaires du passé. La violence est enracinée au coeur de l'humain mais ne fait pas partie de son essence.
Partant de là, il explicite la rédemption d'une manière qui m'est tout à fait nouvelle, ou alors plus précise. Par sa mort sur la croix, Jésus a révélé la violence humaine qui fut de tout temps orientée (sans le savoir) sur lui et son père. Il vient pour répondre présent et pour prendre la violence qui lui fut de tout temps (hier, aujourd'hui, demain) attitrée. Jésus est le vrai bouc-émissaire apportant la véritable paix. Le principe païen, comme l'a toujours dit Girard, est l'intuition et la préhistoire de la rédemption.
La parole de Christ devient alors la révélation de l'amour de Dieu car il confronte les hommes avec leur propre violence. La colère de Dieu est la conséquence de la liberté laissées aux hommes dans leurs actions tourné contre Dieu et inversion des relations entre les hommes, la colère est le déchaînement possible de la violence de l'humanité qui n'a plus de sens puisque Jésus y a répondu. Cette violence est ignorance de Jésus. Mais l'Esprit Saint travaille et continue le rassemblement par l'éducation à la vérité des hommes.


En perspective, l’œuvre de Girard, outil de liaison, d’unité et de cohérence entre l’ancien et le nouveau testament.
Œuvre tellement forte qu’on peut se demander pourquoi personne n’avait explicité avant la rancune contre Dieu. La violence aveugle… L’herméneutique de la pierre rejetée a tellement été rejetée que les chrétiens se sont cherché des bouc-émissaire comme les juifs ou bien même Adam d’une certaine manière… Mais cette vérité a agi comme le levain.
Girard aussi est l’accomplissement chrétien des penseurs athées (et souvent anti-religieux)qui ont importé la critique des prophètes dans la pensée des sciences humaines. Mais Girard est aussi le signe d’un progrès de l'époque de cette humanité plus consciente des boucs émissaires et (avec la science) plus consciente de la violence apocalyptique.


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Quelques extraits :




P32 Si les hommes des sociétés « primitives » ont tremblé devant les puissances sacrées et ont suivi les rites sacrificiels avec une précision scrupuleuse, ils n’étaient pas pour autant pris d’une folie qui les égarait et qui en dernière instance n’avait aucun sens. Ils ne pouvaient agir autrement s’ils voulaient que leur tribu ou leur clan subsiste.

P33 Girard est proche de la tradition psychanalytique en ceci que ses analyses concluent aussi que les hommes ne sont normalement pas conscients des ultimes ressorts pulsionnels de leurs actes. Mais à la différence de Freud, il ne voit pas ce moteur caché dans la sexualité. Celle-ci n’est refoulée d’aucune manière ni dans la littérature ni dans les religions tribales……. Mais il en va tout autrement de la colère.

P43 Les romans de l’écrivain russe montrent comment la mimésis conduit à ce que ce ne soit plus l’objet désigné par le désir étranger lui-même qui paraisse comme le grand, voir le souverain bien. Aux yeux de celui qui désire, l’autre (le rival ou l’objet désiré qui devient viral) détient la plénitude qui manque à son propre moi. L’autre est haïssable, car il fait savoir au moi propre son insuffisance fondamentale ; en même temps, on souhaite son succès car, en tant que modèle, il est la norme et l’idole de sa propre aspiration. Les relations réciproques entre celui qui désire et le rival peuvent s’exacerber jusqu’à produire des hallucinations.

P45 Personne ne peut se considérer soi-même comme un dieu ; il peut tout au plus désirer que les autres le considèrent comme une idole.

P47 Si les hommes sont enclins à devenir frères ennemis, une vie en commun pacifique, ainsi que nous l’avons évoquée dans l’introduction, est tout sauf une chose qui va de soi. La discorde et la violence menacent de toute part. Aussi la question se pose-t-elle de façon encore plus urgente : comment le calme et la paix sont ils malgré tout possible ? Pour les sociétés « primitives », une première réponse superficielle peut être donnée de suite : l’effroi sacré endigue les désirs dangereux. Les tabous ont pour effet que certaines limites ne sont presque jamais dépassées. Girard ne considère pas avec un sourire condescendant ces hommes qui étaient frappés d’effroi sacré par des interdits. Il voit dans les tabous les grands et indispensables remparts qui ont protégés les sociétés « primitives » d’autodestruction. Il souligne que, partout où des interdits traditionnels déclinent et où des ordres sacrés sont ébranlés, il n’en résulte pas du tout que débute automatiquement l’ère d’une société libérée de la domination. Bien au contraire, la violence refoulée commence alors à se répandre comme une maladie contagieuse.

P54 Selon lui, est sacré ce qui a un rapport avec la violence originelle, ce qui est propre à la commémorer et ce qui risque de déclencher une nouvelle crise.

P65 Freud a vu juste lorsqu’il a constaté qu’en temps normal, derrière les motivations superficielles des hommes, se cachent aussi d’autres impulsions et d’autres forces restées plus ou moins inaperçues. Il a pu dans de nombreux cas particuliers montrer sans équivoque que, derrière des images, des actions et des contraintes très variées, se cache un désir sexuel. Mais il en a conclu a tort que la libido était la seule force décisive à l’œuvre dans les régions cachées du psychisme. A cause précisément de cette conclusion il passe à coté du subterfuge intrinsèque au désir humain. Car la sexualité n’est pas la force dissimulée ultime, mais la force dissimulant l’ultime. Elle est comparable à ces oiseaux qui se font passer pour blessés afin d’éloigner les prédateurs de leur couvée. Si la sexualité apparaissait toujours ouvertement sur le devant de la scène, l’on soupçonnerait facilement que derrière elle se trouve autre chose, une chose plus mystérieuse encore. Mais, du fait qu’elle se dissimule elle-même en partie, elle excite la curiosité et appelle à des quêtes plus profondes. Ensuite quand l’homme de quête et de désir l’a découverte sous son déguisement et a prouvé sa fascination, il croit avoir trouvé ce qu’il cherche et sa curiosité est provisoirement satisfaite. Il ne cherche pas plus loin, et c’est ainsi qu’il demeure sous la coupe du subterfuge du désir humain.

P75 L’universalité se conclut contre un individu singulier.

P82 Si ni la pensée logique ni une pulsion ne produisent les formations sacrales, comment ces dernières sont-elles donc produites ? Ce qui est déterminant, selon Girard, c’est l’idée que les représentations religieuses sont, au sens le plus strict, d’ordre social. Elles ne peuvent s’expliquer à partir de la somme des représentations individuelles, mais doivent pouvoir être ramenées à un processus collectif et à une expérience partagée par beaucoup d’hommes en même temps. Avec la structure triangulaire du désir, c’est la véritable raison pour laquelle, dans la Violence et le Sacré, les représentations religieuses sont exclusivement considérées à partir d’une perspective sociale et intersubjective.

P85 C’est une contribution allant dans ce sens qui est apportée dans ce qui suit. L’enjeu en est avant tout la question qui nous occupe spécialement, à savoir : est ce que la théorie mimétique permet effectivement de mieux comprendre les articulations internes des grands thèmes de l’Ancien et du Nouveau testament, et de reprendre à nouveaux frais le débat avec les sciences humaines ?

II
P87 Girard voit dans l’ancien testament une lente et laborieuse sortie hors du monde de la violence et des projections sacrales, une sortie comportant beaucoup de retours en arrière et qui, au sein des écrits vétérotestamentaires, n’atteint pas ses fins. C’est  pourquoi, de son point de vue, il est exclu d’emblée d’attendre dans ce cadre des propositions d’une clarté définitive. Les mécanismes de la violence et des projections mentales restent partiellement voilées. Les vieilles représentations sacrées continuent de régner et elles ne sont jamais totalement mises à nu dans leur essence véritable par la progression de la Révélation.

P97 Voici le jour. Maintenant vient le désastre. Cela a déjà commencé. La violation du droit s’étend, l’orgueil croit. La violence s’est dressée pour être un sceptre d’impiété (Ezechiel 7, 10sq.). Au jour du jugement, les mauvaises actions entre les hommes augmentent. La violation du droit et l’orgueil croissent. Mais au fond, le sceptre proprement dit des impies, ou pour ainsi dire l’essence de l’absence de Dieu, c’est la violence.

P113 Un coup d’œil rapide sur les parties narratives des écrits vétérotestamentaires rend manifeste que, presque toujours, il s’agit d’une punition par un intermédiaire lorsqu’il est question d’une vengeance directe de Dieu.

P118 En conséquence, les paroles sur des actes de vengeance directs ou indirects de Dieu et les affirmations sur l’autopunition du malfaiteur visent la même réalité. La violence est toujours commise par des hommes. Les nombreux textes sur la vengeance divine doivent être rangés avec les déclarations où il n’est question que de violence humaine. Ainsi est-il établi encore plus clairement que nous n’avons pu le montrer dans la section précédente que la violence est le thème le plus central de l’Ancien Testament

P138 Même si les indications que nous venons de rassembler restent très sommaires, on aura clairement vu que la mimésis joue un rôle significatif dans les écrits vétérotestamentaires. En eux apparaît une relation entre imitation et irruption de la violence punitive. La violence et le sacré jette aussi de ce point de vue un nouvel éclairage sur nombre de textes et soulève de très intéressantes questions pour d’autres analyses plus détaillés.

P148 Le récit du « meurtre original » fait aussi indirectement signe vers cette relation entre le sacrifice et la violence. Le motif immédiat du meurtre d’Abel était la jalousie de Caïn. Néanmoins, celle-ci a surgi du fait que, pour une raison inexpliquée, dieu a agréé l’offrande d’Abel tandis qu’il n’a pas regardé l’offrande de Caïn. Le texte montre que c’est celui dont le  sacrifice n’a pas rempli sa fonction qui est devenu un meurtrier. Ce n’est pas parce que Caïn était mauvais que son offrande a été écarté ; c’est parce que son offrande n’a pas atteint le but souhaité qu’il est devenu rival et meurtrier. Les textes vétérotestamentaires considèrent – en adéquation exacte avec la théorie de Girard- les sacrifices sous un double éclairage. D’un coté, certaines assertions indiquent que la violence surgit là où les sacrifices ne fonctionnent plus correctement. D’un autre coté, à cause justement d’une vue plus pénétrante de l’essence de la violence, l’inefficacité des sacrifices à débarrasser la communauté du mal est reconnue. Caïn a versé le sang car son offrande n’a pas été agréée. Isaïe enseigne que le sang des taureaux et des boucs déplaît à Dieu, car les mains des sacrificateurs sont pleines de sang.

P176 Dans les psaumes, le moi suppliant se plaint de sa détresse devant la multitude des ennemis. Il atteste en même temps qu’il a expérimenté Dieu comme la puissance qui, dans sa situation sans issue, lui a apporté aide et secours. Sans cesse le suppliant crie et appelle vers Dieu, et celui-ci manifeste sa réalité en portant secours à l’opprimé.

P181 A la mimésis qui conduit à la violence s’opposent la promesse de Dieu et la fidélité réclamée au peuple, les deux fondées finalement dans un amour réciproque. A partir de là une nouvelle question se pose. Si Dieu agit par la parole qui promet  et qui exige la foi, et si cette parole est finalement issue de l’amour, comment se comporte la parole de l’amour et de la foi par rapport à la violence meurtrière ?

P192 L’Ancien Testament ne connaît pas de vie prétendument ordonnée selon la seule nature. Là où les hommes s’écartent de Dieu, ils succombent à la violence et finissent tôt ou tard par s’entretuer. C’est seulement lorsqu’ils écoutent la voix de Yahvé qu’ils peuvent vivre ensemble en paix. Lorsque Yahvé se fait connaître comme le Seigneur, il ne communique pas aux hommes un savoir de plus. Il dévoile leur violence latente et leur montre qu’ils ne peuvent vivre dans la vérité et en paix qu’en son Nom. Par son autorévélation, il fonde une nouvelle communauté parmi les hommes.

III
P226 La parole de la pierre rejetée, comme l’admet Girard, revêt effectivement une signification centrale dans les écrits néotestamentaires. Elle circonscrit avec le minimum de mots le conflit entre Jésus et ses adversaires, et même tout le destin de celui qui a été rejeté par son peuple et par tous les hommes incrédules, mais qui a été choisi par Dieu. Cette clef herméneutique n’est pas seulement de nature formelle. Elle propose un résumé du contenu du Kérygme chrétien primitif. Elle attire l’attention sur le rôle central de la violence dans le rejet de Jésus. La pierre rejetée est le « fils bien-aimé » qui a été saisi et tué par des vignerons homicides. En même temps, la parole de la pierre rejetée exprime comment Dieu a choisi précisément la victime et en a fait la pierre d’angle. Sur la base de ce constat, la présente recherche doit se laisser guider par la règle herméneutique selon laquelle on doit prêter une attention particulière à la violence dans le conflit autour de Jésus. Il faut se demander si elle est la cause de l’aveuglement collectif et comment Dieu surmonte cette puissance mauvaise.

P265 Lamek symbolise la démesure interne de la société caïnite, qui repose sur le dur principe de la septuple vengeance. De soi, la vengeance ne connait pas de limites. Lamek abat un enfant à cause d’une simple meurtrissure et se venge septante sept fois. L’exigence de Jésus, de pardonner soixante-dix sept fois, implique par conséquent, pour ce qui est de son contenu, que les disciples eux-mêmes ne doivent pas capituler devant la démesure de la méchanceté. A partir de l’esprit de Jésus, personne ne pourra jamais dire : maintenant la mesure est pleine, maintenant je vais rendre au violent la monnaie de sa pièce.

P267 La seule affirmation ou exaltation de la spontanéité ne permet pas le dépassement de la mimésis. Chaque homme est en tout domaine trop fortement ordonné à des modèles pour que la tentative de suivre exclusivement ses propres inspirations et d’agir de manière entièrement autonome puisse, en général avoir du sens.

P289 Pourquoi, en fin de compte, les actions violentes se sont-elles à ce point déchargé sur Jésus ? Nous avons déjà souligné un prétexte important : la mise à nue de la volonté latente de tuer. Les forces que Jésus a dévoilées se sont spontanément tournées contre lui. Mais, de façon surprenante, tous les Evangiles montrent que ce n’était pas le motif décisif. Le véritable point de départ du déclenchement de la violence résidait dans la revendication sans concession de Jésus à propos de lui-même.

P296 Bien que Girard considère le penchant à la violence comme le problème le plus central des relations interhumaines, sa description reste fluctuante. D’un coté, il refuse clairement de voir dans l’agression, comme beaucoup de comportementalistes, une pulsion biologique. D’un autre coté, il ne l’identifie pas non plus avec la composante psychique ou spirituelle de la nature humaine. Ce n’est pas un désir nécessaire par nature et il semble appartenir entièrement à l’homme. Qu’est il donc ? A cette question Girard ne donne aucune réponse, et sa force consiste à ne pas affecter d’en avoir une. Au niveau de ses analyses, on ne trouve aucune explication.

P298 Les boucs émissaires prennent une qualité sacrée parce que la rancune contre Dieu et le fils bien-aimé est déchargée secrètement sur eux. La réaction contre le bouc-émissaire « nécessaire » montre clairement ce qui demeurait voilé dans l’expulsion des victimes contingentes.

P311 Les Evangiles enseignent que l’incapacité des hommes à aimer Dieu est inséparable de leur volonté de tuer. Leur besoin de rédemption se manifeste précisément dans leur penchant à la violence. Les écrits néotestamentaires montrent en outre que tous les païens et les tribus d’Israël, donc tous les hommes qui ont besoin de rédemption, se sont ligués contre Jésus. Ils enseignent de même que les péchés de tous ont été réellement transférés sur l’Unique sans fautes. Ces affirmations univoques ne s’accordent de façon intelligible que si l’on en tire la conclusion suivante : c’est précisément à travers l’universelle ligue qu’a eu lieu le transfert des péchés de tous sur l’unique Saint. La substitution est bien plus qu’un pur constat juridique. Jésus pouvait mourir pour tous parce qu’auparavant tous se sont retournés contre lui. Tous se sont alliés contre lui et, par la crucifixion, ils ont réellement transféré sur lui leur rancune contre Dieu et leur volonté de tuer.

P319 Paul met l’accent sur la perversion en deux domaines : le comportement sexuel et la pensée dépravée avec toutes ces conséquences. La passion allumée par le reniement de Dieu mène d’abord au bouleversement des relations sexuelles et ensuite –conséquence de la pensée dépravée- à l’injustice, au mensonge, à l’envie et au meurtre. La description de l’Epitre aux Romains a un parallèle étonnant dans le récit de la Chute. La aussi le reniement de dieu se manifeste d’abord dans le trouble des relations sexuelles, puisque Adam et Eve s’aperçoivent qu’ils sont nus (Genèse 3,7). Cette première découverte surprenante amène d’autres problèmes et d’autres souffrances. La femme doit enfanter dans la douleur, et la sexualité devient le remède de la domination de l’homme sur elle. La punition de Dieu ne vient pas du dehors, mais de la sexualité détraquée elle-même. Dieu dit à la femme : «Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine, tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera  vers ton mari et lui dominera sur toi (Genèse 3,16).» A la différence du récit du paradis, Paul ne voit pas le détournement des relations sexuelles uniquement du point de vue du sort de la femme, il l’envisage à partir des deux partenaires. La forme typique du désir brûlant est pour lui l’homosexualité (Romains 1, 26 sq). Hommes et femmes invertissent les relations naturelles et s’enflamment de désir les uns pour les autres. Aussi, en reçoivent ils le juste salaire (Romains1,27). La colère de Dieu se manifeste en ce que lui-même respecte scrupuleusement l’activité passionnelle invertie et qu’il abandonne ainsi les hommes au châtiment et à l’autodestruction mutuels. Particulièrement manifeste est la destruction mutuelle qui naît de cette inversion. Selon le récit du Paradis, la mort est le fruit spécifique du péché. Mais à quel mort est-il fait allusion ? On le voit avec le récit du meurtre d’Abel, qui vient immédiatement à la suite de la Chute. Le bouleversement des relations interhumaines résultant du reniement de Dieu atteint son point culminant dans le meurtre du frère. Dans l’Epitre aux romains, Paul renvoie exactement au même contexte en énumérant, juste après la perversion sexuelle, d’autres inversions entre les hommes. Chez lui aussi, le refus de reconnaitre Dieu atteint son sommet dans le meurtre. L’Apôtre des gentils met certes en avant, plus nettement que le récit du Paradis, la relation entre la pensée dépravée (ruse, perfidie, calomnie, méchants ragots) et le meurtre. Il se meut totalement, ce faisant, sur la ligne des Evangiles, qui relient inséparablement le reproche d’avoir tué les prophètes à l’accusation d’hypocrisie et de mensonge.
La colère tient seulement en ceci : Dieu respecte l’action humaine jusque dans ses ultimes  et amères conséquences (Voir Matthieu 23, 28 ; Luc 13, 35). Par conséquent, les déclarations de Paul sur la colère de Dieu sont pleinement en accord avec notre interprétation de la Rédemption. Le mystère proprement abyssal se révèle dans sa manière de sauver, qui prend les hommes totalement au sérieux, qui les livre sans aucune limite à leur propre action. Les pécheurs suivent les désirs et succombent aux passions ; Tous finissent par se liguer contre le Christ et le Fils de Dieu, et c’est précisément ainsi qu’ils tombent, sans le vouloir et sans l’espérer, dans les bras de l’amour divin.

P332 (luc 22, 25sq.). Les analyses de Girard montrent que toute domination autoritaire fonctionne selon le mécanisme du bouc-émissaire. Il faut donc que la mise à nu des mécanismes souterrains de la violence, par le message d’amour sans limites, mène à un changement fondamental des structures de domination. Voilà exactement ce dont témoigne le Nouveau Testament.

P343  Ce sont justement les perversions au nom du christianisme qui donnèrent qui donnèrent l’occasion à de nombreux saints et réformateurs de ramener avec une force renouvelée au message initial. Ils purent aussi remettre en question des représentations très ancrées et des puissances chrétiennes établies. Même l’Aufklarung critique contre le christianisme qui a pris ses armes et les prend toujours en grande partie dans le sombre arsenal de l’histoire de l’Eglise, n’a jamais pu se détacher entièrement de l’inspiration chrétienne véritable et, par des détours embrouillés et compliquées, elle a porté la critique originelle des prophètes dans des domaines sans cesse nouveaux de l’existence humaine. Les critiques d’un Kant, d’un Feuerbach, d’un Marx, d’un Nietzsche et d’un Freud – pour ne nommer que quelques-uns parmi les plus importants-se situent dans une dépendance non dite par rapport à l’impulsion prophétique et, elles ont de plus en plus habitué la pensée occidentale à se méfier des représentations superficielles pour chercher une vérité plus cachée. Girard se tient entièrement dans cette tradition, et il la mène à son achèvement dans la mesure où, grâce à lui, la critique des représentations de surface retourne à son point d’origine – en l’occurrence à la critique des prophètes contre les représentations idolâtriques et violentes de leur propre peuple et à la critique, par Jésus de la bonne volonté prétendue de ses opposants (et de tous les hommes)

Postface Girard P 357 Entre le sacrifice du Christ ainsi défini et le sacrifice archaïque, la distance est si grande qu’on ne peut pas en imaginer de plus grande. Pour se protéger de leur propre violence, les hommes parviennent à la canaliser vers des innocents. Le Christ fait tout le contraire. Il n’offre aucune résistance. Ce n’est pas pour jouer le jeu sacrificiel qu’il se voue au sacrifice, c’est pour y mettre fin à la façon dont la théorie mimétique permet, je pense, de l’appréhender. En révélant, par la publicité de sa mort, l’emprise des sacrifices, il desserre leur étreinte, il neutralise à la longue un mécanisme dont l’efficacité exige le secret.




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