samedi 3 novembre 2012

Céline et Girard, un rapprochement ou Céline comme poison et remêde

Belle interview, ci dessous de Louis Ferdinand Céline deux ans avant sa mort dans son pavillon de Meudon.
Veuillez trouver ci dessous une retranscription personnelle et subjective qui ne remplace pas l'écoute du document mais qui me permettra ensuite de développer deux, trois idées.
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(Ecouter l'interview sur ce lien)

Une admiratrice, Francine Bloch, souhaite en savoir plus sur Céline, sa vocation, son chemin, son pessimisme. Avec beaucoup de courtoisie, elle l'amène à s'exprimer sur sa vie, son oeuvre et sa pensée. Une perruche chantera gaiement pendant tout l'entretien, l'inimitable accent parigot de Céline transformera l'atmosphère de la pièce où vous écouterez cette vidéo.

Double vocation ? Médecin et écrivain ?
Non, la première vocation, c'est la médecine, l'écriture, c'est un gagne pain qu'il voulait anonyme. Cela l'a rattrapé,  nui en tant que médecin généraliste, alors il a continué d'écrire. C'est un don que il ne pressentait pas. Mais il a envie de travailler les phrases. Un docteur après sa thèse sur Semmelweiss lui a dit que il était fait pour écrire mais il n'y tenais pas tellement.
Comment avez vous vécu la rencontre avec le public, la critique?
Avant, c'était les autorités qui guidait le public, le roi, au moment du voyage au bout de la nuit, c'était quelques salons maintenant c'est tout le monde donc la publicité et la démagogie.
Ensuite, tout cela, c'est de la comédie, personne ne le comprend, il dit vouloir transmettre l'émotion du langage parlé dans l'écrit. Mais tout le monde s'en fout et de toute manière, le critique et le lecteur ne sont que des passagers sur un paquebot où l'écrivain est le capitaine et le machiniste, ces deux mondes ne doivent pas tellement se rencontrer et ne se comprennent pas de toute façon.
Et de toute façon, notre monde occidental judéo chrétien est complètement abruti par la publicité ou la propagande politique.
Et de toute façon, l'homme ne marche que par clique, tribu, intérêt, il n'est pas propice à la vérité. La littérature ne vit que par les nouvelles générations manipulés sur la lecture par quelques anciens. Mais après tout le monde s'en fout. Il a compté en 39, il devait y avoir 6000 personnes s'intéressant vraiment à la littérature. On ne le lit pas pour le plaisir, Tout le monde pense que"je suis une saloperie qu'on aurait du pendre".
Il se professe styliste, il ne peut laisser une phrase tranquille, la lecture du journal quotidien le rend triste par son traditionnalisme ennuyeux.
Un peu plus tard, Céline affirme que nous sommes bloqués entre deux conformismes, le catholicisme (d'où nous descendons tous plus ou moins) et les idéologies capitalistes et communistes.
les capitalistes adorent, s'agenouillent devant le coffre fort et le protège des démons tandis que le communisme forcent pour y rentrer et enfermer le bonheur humain à l'intérieur..... Ils sont prêt à tuer pour cela...
Et donc les écrivains doivent rester dans les cordes et écrire ce qu'il faut, on ne peut pas tout écrire, chacun a ses martyrs à protéger, chacun a son signe de croix, les conformismes sont de toujours. Il faut bien appartenir à quelqu'un. Lui, il n'appartient à personne.


Pourtant vous vous êtes engagé avant la guerre ?
oh la la oui... Il disait au français de se tenir au calme si il n' voulait pas revenir avec la gueule cassée et la honte au coeur. Mais après on a fait fort, on a transformé la débacle en victoire...

C'est la médecine qui vous a donné le plus de satisfaction ?
Oui, c'est sa vocation, il a bossé dur, bac, université de Rennes, puis travail à la société des nations pour être épidémiologiste et où Rockefeller l'a envoyé partout, Afrique etc... Mais il fallait être riche pour voyager, et donc il en est parti pour devenir médecin de quartier et désormais retraité, il garde toujours un oeil sur les questions de la médecine, par contre la littérature, rien de bien, rien ne change et de toute façon, les français veulent de l'exotisme. Le cosmopolitisme gagne et règne la désaffection de l'autochtone....

Dans votre oeuvre, on peut y lire de la rancoeur mais aussi beaucoup de tendresse. Mais pourquoi votre sentiment de l'absurdité de votre naissance et de pessimisme ?
Céline affirme que tout est physiologique, que la plupart des gens jouissent de la vie sans trop de problème mais que lui est un taré congénital. taré dans le sens hanté de questionnement, d’inquiétudes et de propension au malheur. La volonté l'a aidé à sortir du bafouillage sans fin, ce fut un gros travail.

Ensuite, je me méfie de l'homme. il ne lui manque que le cirque. il nous faut de la mise à mort douloureuse, du Colisée  de la vivisection sanglante. C'est général et au plus profond de nous. Epuration, 1789, Saint Barthélémy, camp de concentration. Actuellement, le peuple s'ennuie, il veut de l'épuration et l'homme ne change pas.
La préhistoire ? l’archéologie nous dit que toutes ces pierres sont des pierres à tortures. Hiroshima, cela ne satisfait pas assez, ce n'est qu'une mise à mort.
Pourquoi les romains ont duré ? Grâce aux siècles du cirques, quand les chrétiens sont arrivés et ont refusé, tout a fini par se casser la gueule. "Non, je ne regretterais pas l'homme. "

Je suis l'ennemi de la violence et donc un monstre car l'homme est l'ami de la violence." L'Inde ? Pas mieux !
Les animaux ? Tous des sadiques entre eux !
Le sadisme et la violence de l'homme m'écoeure.
L'instinct de violence est tout puissant
Les idéologies? des mensonges qu'on fourgue aux hommes pour leur cacher leurs instincts. Le fait est qu'il nous faut du pain et des gladiateurs. Oui des gladiateurs, c'est notre désir.
Demain on mettrait Céline place de la concorde, on le découpe en morceau, ce serait de la bonne distraction.


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Cette interview est merveilleuse, entendre la voix de cet homme, parler avec confiance de sa vie et de son travail. Je me souviens de mes heures d'adolescents lisant le voyage au bout de la nuit et mort à crédit. Il est de bon ton de ne pas aimer le bonhomme et de préférer son oeuvre...

Si madame Bloch voudrait le lancer sur des sujets biographiques (et elle y arrive un petit peu) fondamentalement Louis Ferdinand développe ses sujets préférés. Le conformisme humain, l'esprit de caste, un monde moderne et ses idéologies qu'il trouve absurde (splendide définition mimétique du capitalisme et du communisme) et enfin la violence humaine. Les cinq dernières minutes de l'interview m'ont été particulièrement éclairantes sur le bonhomme. On dirait du Girard. Ou plutôt d'un homme qui aurait compris l'importance de la violence dans la culture et les sociétés. En pensant à cela, je suis tombé sur ce texte de Jean Christophe Goddard. (incroyable, je venais de regarder "soudain l'été dernier", une note viendra...). Nous pouvons lire ceci  :

Impossible, en réalité, de distinguer chez Céline l’acte d’écrire et l’attraction sur soi de la Violence unanime. Séparer l’homme de l’écrivain, le salaud du romancier, reviendrait à séparer le bénéfique du maléfique qui agissent pourtant de concert dans le processus réel du bouc émissaire. Comprendre le caractère opératoire du bouc émissaire, c’est aussi comprendre cette inséparabilité : dans le dernier chapitre de la  Violence et le sacré, Girard félicite ainsi Derrida d’avoir, en refusant de séparer les deux sens opposés de pharmakon (poison et remède) exhumé, révélé le jeu de la violence qui habite le discours philosophique. 


Ce petit extrait est lumineux, l'interview ci dessus ne cesse d'aller dans cette direction. En tant que personne habituée à l'oeuvre de René Girard, je fus surpris de la sensibilité à la violence, à sa reconnaissance par Céline dans son interview et (bien sur) dans ses livres. La violence éternelle et universelle. Le sacrifice, les pierres à torture et le Colisée comme moteur humain. Telle est la vérité de Céline. La fin de l'interview est implacable et confirme le trait de lumière de Mr Goddard, le monde est violence universelle et moi je suis leur bouc-émissaire, hier, aujourd'hui, demain, toujours. La vie de Céline fut une éternelle croisière sur "l'Amiral Bragueton". Exagération ? Non, si l'on comprend la sensibilité exacerbée à la violence et au phénomène du Bouc-émissaire de Céline, Bouc-émissaire dont il endosse la peau pour, d'un coté, proclamer la vérité sur la violence humaine et, de l'autre, celui qui use la violence des mots contre, selon lui, les responsables du monde. Extra lucidité et aveuglement ; le bénéfique et le maléfique, le poison et le remède, le pharmakon, le bouc-émissaire. Le destin de Céline est extraordinaire et il est un romancier unique pour sa position inextricable dans les noeuds de l’anthropologie humaine. Il dit dans l'interview que la volonté l'a aidé à sortir du bafaouillement sans fin. Cela ne veut il pas dire qu'il a réussi seul à ne pas devenir fou ? Comme dit Pierre Cormary, on décrit seulement les enfers dont nous nous sommes sortis. Et Céline est celui qui est revenu de l'enfer humain et dont les cicatrices (voyage au bout de la nuit, mort à crédit) sont celles qui peuvent guérir les esprits adolescents sur la violence et le conformisme humain et, en même temps, par les pamphlets qui peut les y conduire. il est difficile de ne pas ressentir une immense pitié pour Céline. Lui qui a pris les pas du Christ les yeux fermés, qui ne l'a donc pas reconnu mais a compris ce que Jésus révélait sur la violence sans voir la croix du sauveur alors que nous sommes sur le Golgotha. Il est le psalmiste des persécutions qui ne concluerait pas ou se mettrait à tenir un langage de persécution en retour...


Qui consolera Louis Ferdinand ?
Monstre ? comme il le dit se disant étranger à la violence.
Peut être un saint contrarié.

Peu après, j'ai lu un article formidable de Pierre Cormary, qui lui aussi a probablement lu Goddard, voici ici quelques extraits, il développe un peu ce que je viens de dire.


Ecrire, c’est donc raconter la vie sans trouver de coupable. C’est témoigner du Calvaire sans en rendre responsables ni Juifs ni Romains.

----- Evidemment, fort de sa syntaxe unique et de sa puissante verve, Céline peut faire semblant d’écrire mais cette écriture n’est plus qu’un procédé destiné à exprimer non plus le « silence de la tombe », mais le bruit de l’opinion mêlé à la fureur du tribunal. Le Calvaire apparaît dès lors moins important que ceux dont on présume qu’ils en sont la cause. Les revenants deviennent des bouc émissaires qu’il faut lyncher. Au lieu de prier l’homme-dieu crucifié, on se met à chercher les crucifieurs pour les crucifier à leur tour.

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On sait grâce à Jacques Derrida combien le pharmacon est un palliatif autant qu’un bouc émissaire. Ce qui soigne, c’est ce(lui) dont on se débarrasse. Ainsi la mauvaise littérature est celle qui nous drogue au sacrifice des autres. C’est pourquoi, loin de venir la soigner, le grand écrivain, qui est le contraire d’un anesthésiant providentiel ou d’un embaumeur officiel, n’est là que pour rendre malade l’humanité. De Dante à Dostoïevski, la littérature n’eut cure que de charcuter les âmes, de ne jamais laisser se refermer les plaies, au contraire, de les élargir au maximum et de mettre du sel dedans - c’est-à-dire de ne jamais laisser en paix quiconque ose être satisfait de sa petite vie et qui se faisant oublie la tragédie du monde, soit la douleur de l’autre. L’ennemi de l’écrivain n’est jamais le Juif ou le pédé, ni même le criminel, mais bien « l’homme sain » qui ne veut surtout pas être mêlé à la douloureuse complexité du monde, qui se borne à veiller sur ses intérêts et qui refuse de toute sa ruse d’homme rustre, d’instinct canin, la conscience blessée de l’homme universel. « L’homme sain est l’homme le plus terre-à-terre, et par conséquent il doit vivre de la vie d’ici-bas, pour sa satisfaction et le bon ordre », dit Dostoïevski par la bouche de Svidrigailov dans Crime et châtiment. Le raciste est cet homme sain au carré. Non seulement la souffrance de l’autre n’entre pas dans ses catégories mentales mais encore il considère que c’est l’autre qui est coupable de sa souffrance à lui. Drogue suprême, l’antisémitisme « dialectise » et inverse la relation de la victime et du bourreau. Ecrire contre le juif, c’est se soulager de toute sa peine et croire que l’on va retrouver l’âge d’or de l’humanité.

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L’enfant, justement – l’être créatif et/ou mimétique par excellence. L’enfant qui invente une langue, un monde, un style, c’est l’enfant romanesque, imaginatif, sensible. Mais l’enfant qui répète ce qu’il a entendu beugler chez lui, qui commence à « penser » comme papa-maman, qui se fait le politicien de la cour de récré comme son père est le politicien du bar d’à côté, qui se plaint aussi, comme sa mère, de l’injustice, de la vie chère, de la salissure, c’est l’enfant manipulé, aliéné, idéologue, c’est l’enfant des pamphlets.



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